Les enjeux concurrentiels de l’économie numérique demeurent une priorité pour l’Autorité justifiant de sa part un engagement sur le long terme et le déploiement de ressources importantes.

En 2022, l’Autorité a mobilisé des moyens significatifs pour traiter des dossiers d’envergure, tels que la poursuite de son enquête sectorielle sur l’informatique en nuage (cloud), le dénouement du conflit opposant les agences et éditeurs de presse à Google sur la question des droits voisins, et l’aboutissement de la procédure à l’encontre de Meta dans le secteur de la publicité en ligne.

Bilan d’une action déterminée et perspectives sur les problématiques émergentes.

ADAPTER LA RÉGULATION
AUX NOUVEAUX ENJEUX

Sur le plan institutionnel, l’Autorité participe activement aux réflexions visant à faire évoluer la régulation du secteur au niveau européen.

L’adoption du règlement européen sur les marchés numériques (Digital Markets Act ou DMA) va en particulier permettre d’appréhender de manière plus efficace le comportement des grandes plateformes et l’Autorité sera mobilisée pour accompagner sa mise en oeuvre.

S’agissant du contrôle des concentrations, elle s’est fortement mobilisée en faveur d’une approche renouvelée et élargie de l’application de l’article 22 du règlement n° 139/2004. La mobilisation de cet outil, qui permet aux autorités nationales de demander à la Commission européenne d’examiner certaines opérations « sous les seuils », apporte, à droit constant, la flexibilité nécessaire pour cibler les concentrations qui auraient échappé à un contrôle et permettre de mieux appréhender les acquisitions d’entreprises à forte valeur dans l’innovation numérique.

Enfin, l’Autorité contribue aux travaux relatifs à l’élaboration du règlement européen sur les données (Data Act), dans un contexte marqué par la montée en puissance du rôle des données dans de nombreux nouveaux modèles économiques.

EXPERTISER
LES PROBLÉMATIQUES ÉMERGENTES

L’Autorité peut se saisir d’office pour rendre des avis. C’est l’occasion pour elle de défricher des sujets nouveaux, d’anticiper les évolutions de marché et de comprendre les enjeux dans des domaines en mutation comme la publicité en ligne. Expertiser des marchés stratégiques et émergents, c’est anticiper l’avenir et se donner les moyens de réagir vite et de façon pertinente le moment venu.

Par le passé, l’Autorité a réalisé deux enquêtes sectorielles panoramiques sur la publicité en ligne « search » en 2010 et « display » en 2018.

UNE ENQUÊTE SECTORIELLE D’ENVERGURE DANS LE CLOUD

À cet égard, les questions relatives au numérique et à la digitalisation de l’économie font naturellement l’objet d’un investissement et d’un suivi particuliers.

En 2022, l’Autorité a décidé d’ouvrir une enquête sectorielle afin d’évaluer la situation concurrentielle du secteur de l’informatique en nuage (cloud) et de réfléchir aux conséquences de l’émergence de ces infrastructures essentielles dans tous les secteurs en lien avec les autorités sectorielles compétentes.

L’avis de l’Autorité procède à une analyse globale de cet écosystème complexe. Dans ce cadre, l’Autorité a examiné en particulier la dynamique concurrentielle du secteur et la présence des acteurs sur les différents segments de la chaîne de valeur, ainsi que leurs relations contractuelles, dans un contexte où de multiples alliances et partenariats sont conclus pour la fourniture de services cloud.

L’accent a également été mis sur la définition des marchés pertinents dans le secteur, l’évaluation de la position et des avantages concurrentiels des différents acteurs concernés et l’examen des pratiques commerciales susceptibles d’être mises en place. L’avis s’attache à évaluer si certains acteurs sont susceptibles de détenir des positions particulières et des avantages concurrentiels, notamment au regard de leur capacité d’investissement, de l’accès à certaines infrastructures, de leur capacité à se différencier ou à proposer une large gamme de services. Plusieurs grands acteurs pourraient cumuler plusieurs avantages et également profiter de leur position très établie sur des marchés numériques pour favoriser leur expansion (risques liés aux avantages tirés de l’écosystème de certains acteurs).

Par ailleurs, l’Autorité a analysé certaines pratiques mises en oeuvre ou susceptibles de l’être dans le secteur du cloud afin d’évaluer si certaines d’entre elles pouvaient restreindre le développement d’une concurrence par les mérites :

  • pratiques d’ordre technique susceptibles de générer des freins à la migration des clients et au recours à plusieurs fournisseurs de services cloud ;
  • pratiques commerciales, contractuelles ou tarifaires, susceptibles d’augmenter les barrières à l’entrée ou l’expansion sur certains marchés ou d’étendre le pouvoir de marché d’un acteur ;
  • conséquences de l’intégration verticale de certains acteurs et potentiels effets congloméraux ;
  • risques liés aux ententes et aux pratiques de concentration qui pourraient exister dans le secteur.

Dans le cadre de l’instruction, l’Autorité a conduit de nombreux entretiens informels auprès des principaux acteurs économiques, notamment français, a dialogué avec les acteurs institutionnels (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information, Commission nationale de l’informatique et des libertés, Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes, Direction générale des entreprises, Direction générale de la sécurité intérieure, Pôle d’Expertise de la Régulation Numérique, Autorité Bancaire Européenne) ainsi qu’avec plusieurs autorités de concurrence. Elle a ensuite envoyé de nombreux questionnaires et a procédé à l’audition de trois fournisseurs de services de cloud à grande échelle (hyperscalers)1.

L’Autorité pourra, le cas échéant, formuler des propositions susceptibles d’améliorer le fonctionnement concurrentiel du secteur (Communiqué de presse du 27 janvier et du 13 juillet 2022).

LE MARCHÉ FRANÇAIS ET EUROPÉEN DU CLOUD EN PLEIN ESSOR

Le cloud représente l’ensemble des services mutualisés, accessibles via Internet, à la demande, payés à l’usage et, par extension, certaines des infrastructures sous-jacentes (datacenters notamment).

Les services de stockage de documents en ligne, de messagerie en ligne ou de streaming vidéo sont des exemples de services cloud. Le marché français et européen du cloud est en plein essor, avec une croissance moyenne annuelle qui devrait dépasser les 25 % dans les prochaines années, avec de forts enjeux de création de valeur pour l’économie.

Cet essor est accompagné par un soutien important des pouvoirs publics dans la recherche et le développement des technologies innovantes, afin de soutenir la numérisation de l’économie ainsi que l’industrie européenne et française. Le plan national de soutien à la filière cloud française en est une illustration.

UN SERVICE DÉDIÉ POUR IDENTIFIER LES SUJETS DE DEMAIN

Créé en 2020 et positionné au sein des services d’instruction, le service de l’économie numérique est composé de data scientists dont le rôle est notamment de procéder à une veille technologique et à l’identification des enjeux à venir.

Parmi les sujets montants, la technologie émergente des chatbots IA tels que ChatGPT sera certainement très vite un sujet pour les régulateurs antitrust.

À cet égard, Margrethe Vestager a déclaré qu’il était « déjà l’heure de se demander à quoi devrait ressembler une concurrence saine dans le métavers, ou comment un outil tel que ChatGPT pourrait bouleverser l’équilibre »2. De tels services et univers virtuels risquent de révolutionner la nature de la concurrence sur de nombreux marchés et appelleront la vigilance des autorités qui se préparent d’ores et déjà à répondre à ces nouveaux défis. L’IA conversationnelle va peut-être bouleverser les moteurs de recherche et pourrait rebattre les cartes s’agissant de l’analyse des abus de position dominante. Ces plateformes nécessitent de grandes quantités de données ainsi qu’une capacité de calcul qui ne sont accessibles qu’aux acteurs dominants. Il existe par ailleurs une connexité avec le cloud car l’IA générative nécessite d’importantes capacités de stockage.

À NOTER

L’Autorité met à disposition le premier outil de visualisation de ses publications. Développé par le service de l’économie numérique de l’Autorité, en partenariat avec le « Computational Antitrust project » de l’université de Stanford, cet outil, à destination des acteurs du droit de la concurrence (rapporteurs, chercheurs, avocats, etc.), prend la forme d’un graphe de réseau dans lequel les publications de l’Autorité sont représentées et reliées entre elles par les citations qu’elles contiennent. Il permet ainsi d’identifier au premier coup d’oeil les interconnexions entre les différentes publications et offre à l’utilisateur une vue d’ensemble de la jurisprudence de l’Autorité.

En savoir plus

AGIR SUR LE TERRAIN

Dans un contexte d’accélération de l’innovation technologique, l’enjeu temporel est devenu absolument central pour pouvoir appréhender efficacement sous l’angle du droit de la concurrence les évolutions des secteurs liées au numérique et les nouvelles pratiques qui s’y développent. La pratique décisionnelle de l’Autorité doit refléter cette vitesse, tout en trouvant le bon équilibre entre la nécessité d’intervention et veiller à ne pas brider l’innovation. Ces dernières années, l’Autorité a mobilisé plusieurs outils procéduraux à sa disposition afin d’intervenir en temps utile et de trouver des réponses adaptées face aux évolutions rapides des technologies et des marchés.

LES MESURES CONSERVATOIRES, UN OUTIL ESSENTIEL POUR POUVOIR INTERVENIR RAPIDEMENT

L’Autorité dispose, tout d’abord, de pouvoirs d’urgence à travers l’outil des mesures conservatoires qui lui permettent d’agir efficacement, et en temps utile, pour prévenir une atteinte grave et irrémédiable à la concurrence ou à l’entreprise qui en est victime.

Elle a, par exemple, prononcé des mesures conservatoires à l’encontre de Google en 2020 dans le dossier sur les droits voisins et en 2019 dans l’affaire Google Ads, ou encore à l’encontre d’Engie en 2016 dans le dossier concernant ses offres de marché aux entreprises. L’Autorité est ainsi l’une des autorités les plus actives en Europe s’agissant de l’utilisation de cet instrument.

L’Autorité a mobilisé à nouveau cet instrument en mai 2023 à l’encontre de Meta, dans le secteur de la vérification publicitaire sur Internet (Décision 23-MC-01 du 4 mai 2023).

Depuis 20213, le périmètre est encore plus large puisque l’Autorité a désormais la possibilité de se saisir d’office pour imposer des mesures conservatoires, et non plus seulement en suite d’une demande présentée par une entreprise, accessoirement à une demande au fond. Il s’agit d’une opportunité supplémentaire pour intervenir sans délai, de sa propre initiative, lorsqu’elle a connaissance d’agissements pouvant nuire à la concurrence, en particulier dans des secteurs où les positions des acteurs évoluent très rapidement, comme dans le numérique.

LES ENGAGEMENTS

La voie négociée des engagements, procédure alternative au contentieux classique dont l’issue est beaucoup plus longue, constitue également une solution particulièrement efficace pour rétablir rapidement et de façon pérenne le bon fonctionnement du marché. Cette procédure présente l’intérêt de placer les acteurs économiques au cœur du dispositif, en leur permettant de co-construire les remèdes adaptés aux préoccupations de concurrence identifiées par l’Autorité.

L’Autorité l’a notamment appliqué dans l’affaire des iPhone en 2010 ou encore dans l’affaire Booking en 2014. En 2022, l’Autorité a mobilisé cette procédure concernant Google et Meta, dont les engagements font désormais l’objet d’un étroit suivi, sous le contrôle d’un mandataire.

LES ENGAGEMENTS DE META EN MATIÈRE DE PUBLICITÉ EN LIGNE

À la suite d’une saisine de la société Criteo en septembre 2019, les services d’instruction de l’Autorité ont formulé des préoccupations à propos d’un certain nombre de pratiques susceptibles d’affecter les conditions de la concurrence, d’une part entre les différents prestataires de services d’intermédiation publicitaire, et d’autre part, entre Criteo et Meta. Dans le cadre d’une procédure négociée, les sociétés du groupe Meta (Meta Platforms Inc., Meta Platforms Ireland Ltd., et Facebook France) ont proposé des engagements en juin 2021, lesquels ont été ensuite soumis à un test de marché puis examinés par le collège de l’Autorité.

À l’issue d’un processus de négociation visant à améliorer les propositions initiales, l’Autorité a finalement accepté et rendu obligatoires les engagements proposés pour une durée de cinq ans et a ainsi clos la procédure engagée. Ceux-ci ont notamment pour objectif de faciliter les conditions d’accès des entreprises actives dans le domaine des services publicitaires au programme de partenariat de Meta, d’obliger cette dernière à mettre à disposition des prestataires de services publicitaires une nouvelle interface de programmation et à former ses équipes commerciales en matière de conformité. C’est la première fois qu’une autorité de concurrence accepte des engagements de la part de Meta dans le cadre d’une procédure antitrust (Décision 22-D-12 du 16 juin 2022).

LES ENGAGEMENTS DE GOOGLE EN MATIÈRE DE DROITS VOISINS

À l’issue d’un conflit de plusieurs mois ayant opposé Google et les éditeurs de presse concernant la rémunération de leurs contenus, l’Autorité a accepté, en juin 2022, des engagements de la part de Google. Cette dernière phase vient compléter deux précédentes décisions marquantes puisque l’Autorité avait déjà prononcé des mesures conservatoires en avril 2020, puis sanctionné Google en juillet 2021, à hauteur de 500 millions d’euros pour le non-respect de ces mesures.

La conjugaison de ces différents moyens d’action (mesures d’urgence, sanction, engagements) aura permis de créer un environnement offrant davantage de stabilité et de garanties d’équité pour les éditeurs et agences de presse. Pour la première fois en Europe, les engagements pris par Google posent un cadre dynamique de négociation et de partage des informations nécessaires à une évaluation transparente de la rémunération des droits voisins directs et indirects.

Les engagements contiennent un dispositif complet du début des négociations jusqu’à leur conclusion, le tout sous la supervision d’un mandataire, dont les avis s’imposeront à Google, et qui pourra se faire aider d’experts, aussi bien en propriété intellectuelle qu’en finance ou en matière de presse ou de publicité. Ils incluent également un dispositif qui permettra de trouver une solution en cas de blocage par l’intervention d’un tribunal arbitral dont les frais seront supportés par Google.

Les engagements s’appliqueront pour une durée de cinq ans et seront renouvelables une fois pour une période de cinq ans sur décision motivée de l’Autorité (Décision 22-D-13 du 21 juin 2022).

POINT DE VUE

JEAN-MARIE CAVADA

Président de la Société des Droits Voisins de la Presse,
chargée d’assurer la négociation, la collecte et la répartition des droits voisins des éditeurs et agences de presse

Comment avez-vous vécu la bataille juridique pour que les droits voisins soient appliqués en France ? Et quelles sont les prochaines étapes
du processus ?

La bataille juridique fut d’abord, en ce qui me concerne, un long parcours de trois ans au Parlement européen, en tant que Vice-président de la Commission des Affaires Juridiques (JURI) de l’Assemblée législative de Strasbourg, en 2019. Le rapport de force fut ensuite long à consolider, puis très tendu à faire respecter, une fois le vote en plénière acquis, après la négociation même des trilogies, car le poids insidieux du lobbying continuait de fonctionner à Bruxelles comme à Paris. Mais la transposition française de cette directive (Droits d’auteur, Droits voisins) n’a pas traîné.

La France fut le premier pays européen à faire voter, trois mois à peine après Bruxelles, ce texte qui fait école dans le monde désormais. Mais, si l’étape législative est une chose, c’en est une autre que l’application de la loi. Pour cette deuxième séquence, je veux dire que le poids de l’Autorité de la concurrence fut et demeure indispensable. Dans un premier temps, l’inertie d’un géant américain censé respecter nos lois a conduit un syndicat d’éditeurs à ester devant l’Autorité. Celle-ci haussa le ton. Rien ne bougeant, un deuxième recours aboutit à une lourde sanction : 500 millions d’euros d’amende à l’encontre du récalcitrant, assortie d’une liste d’exigences. C’est à ce moment que s’est constitué notre organisme de gestion collective « Droits Voisins de la Presse » (DVP), dont les adhérents ont pu bénéficier du soutien, aussi impartial fût-il, de l’Autorité par le travail de ses équipes et de son président. Après la sanction, ce fut la surveillance du bon fonctionnement du marché, à travers des « engagements » réclamés au redevable, et dont le respect est aujourd’hui surveillé par l’Autorité à travers un mandataire.

Des négociations sont maintenant engagées. Quelles que soient les impatiences (compréhensibles si l’on admet qu’une loi s’applique et ne se discute pas en démocratie), je remercie l’Autorité de la concurrence d’avoir pris en main avec force et finesse ce dossier. Car si je regarde nos voisins européens, les éditeurs de presse de beaucoup de ces pays sont seuls. Les uns n’ont pas encore transposé la directive dans leur droit national, les autres l’ont fait sans guère d’énergie à faire respecter son contenu. D’autres voient même la légitimité législative de leur transposition attaquée devant la Cour de justice de l’Union européenne de Luxembourg. Bien sûr, le juste prix devra devenir la règle entre la presse « fournisseur » et les plateformes « acquéreurs » de contenus. Et pour cela, l’union, la patience qui consolide la force et l’exigence pourront bâtir un marché sain et loyalement équilibré.

1/ Sociétés de très grande taille, ayant construit des capacités d’hébergement à l’échelle mondiale et développant des applications dédiées utilisées par des millions d’utilisateurs.

2/ Margrethe Vestager, Siecledigital.fr, 3 mars 2023.

3/ Ordonnance n° 2021-649 du 26 mai 2021 relative à la transposition de la directive (UE) 2019/1 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2018 visant à doter les autorités de concurrence des États membres des moyens de mettre en oeuvre plus efficacement les règles de concurrence et à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur, dite directive ECN +.

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