La nécessaire articulation des politiques publiques en matière de numérique

Le secteur du numérique et de la tech est au cœur des préoccupations des autorités de concurrence. Les enjeux soulevés par la numérisation de l’économie, et notamment l’essor des plateformes, vont cependant bien au-delà de la politique de concurrence et couvrent en particulier des questions de souveraineté, de protection des données personnelles, de pluralisme ou encore de liberté et d’indépendance de la presse. Les décisions prises par les autorités de concurrence partout dans le monde doivent par conséquent trouver des points d’articulation avec ces autres enjeux et se prononcer sur des pratiques susceptibles de contrevenir à d’autres politiques publiques (comme dans l’affaire Google droits voisins) ou encore sur des comportements « d’opportunité » consistant à profiter de la nécessaire mise en œuvre de politiques publiques pour ériger des barrières à l’entrée supplémentaires autour de leur écosystème (comme dans l’affaire Apple app tracking transparency). Des problématiques liées à la domination des grandes plateformes, à celle de l’utilisation des données personnelles en passant par le cloud et peut-être les métavers demain… l’Autorité française est pleinement mobilisée pour répondre à ces défis contemporains.

DROITS VOISINS : LA FRANCE OUVRE LA VOIE EN EUROPE

Avec l’adoption de la directive sur les droits voisins, le législateur européen a notamment poursuivi l’objectif de mettre en place un régime de protection juridique des éditeurs et des agences de presse, compte tenu des spécificités de leur secteur, et de son rôle dans le cadre d’une société démocratique. La France a été le premier pays européen, en 2019, à transposer cette directive. La recherche de rééquilibrage du rapport de force entre éditeurs et agences de presse, d’une part, et plateformes en ligne, d’autre part, est ainsi au cœur des objectifs de la loi française, qui vise à donner aux éditeurs les moyens d’une coopération assainie avec les acteurs numériques en prévoyant une rémunération appropriée pour l’utilisation de leurs œuvres (Loi n° 2019-775 du 24 juillet 2019).

Dès novembre 2019, plusieurs syndicats représentant les éditeurs ou agences de presse ont saisi l’Autorité en avançant que Google avait abusé de sa position dominante en rendant toute négociation de bonne foi impossible et imposé une rémunération nulle pour leurs droits voisins. En avril 2020, l’Autorité a décidé de prononcer des mesures d’urgence à l’encontre de Google, lui imposant de négocier de bonne foi avec les éditeurs et agences de presse une rémunération pour la reprise de leurs contenus protégés (Décision 20-MC-01 du 9 avril 2020). Estimant ne toujours pas parvenir à négocier avec Google, ces derniers ont à nouveau saisi l’Autorité à l’été 2020 pour non-respect d’injonction. En juillet 2021, l’Autorité a alors sanctionné le moteur de recherche à hauteur de 500 millions d’euros pour ne pas avoir respecté ses injonctions et lui a ordonné, par ailleurs, de s’y conformer sous peine d’astreintes journalières pouvant atteindre 900 000 euros par jour de retard (Décision 21-D-17 du 12 juillet 2021, pour plus de détails, voir p. 49 du rapport annuel). Considérant que les engagements proposés par la suite par Google répondaient aux préoccupations de concurrence exprimées, l’Autorité les a rendu obligatoires et clôt la procédure ouverte devant elle (Décision 22-D-13 du 21 juin 2022).

En mobilisant les outils du droit de la concurrence qui permettent de lutter contre les abus de position dominante, l’Autorité contribue ainsi indirectement à préserver le pluralisme de la presse et une information libre et de qualité.

À SAVOIR

L’Autorité de la concurrence et le Pôle d’Expertise de la Régulation Numérique (PEReN) ont signé une convention encadrant les modalités de leur coopération. Cette signature s’inscrit dans la volonté générale des pouvoirs publics de mettre en place les moyens, notamment techniques, permettant d’appréhender efficacement les enjeux de l’économie numérique. Grâce à la signature de cette convention, les travaux consacrés notamment au développement et à l’optimisation d’outils permettant la récupération automatique et standardisée d’informations accessibles en ligne vont pouvoir s’intensifier. Ils bénéficieront, par la suite, à l’ensemble des services de l’État qui interviennent sur les sujets de régulation des plateformes numériques.

Communiqué de presse, 11 mai 2021

PROTECTION DES DONNEES PERSONNELLES, RESPECT DE LA VIE PRIVEE, SELF-PREFERENCING : DES NOTIONS AU COEUR DES ANALYSES

Le déploiement du RGPD (règlement général sur la protection des données entré en application en 2018) et de la directive ePrivacy de 2009 contraignent les plateformes à adapter leur politique vis-à-vis des données personnelles, en particulier pour respecter le principe du recueil du consentement. Ces nécessaires adaptations génèrent des situations nouvelles et parfois complexes et se font sous l’œil vigilant des autorités de concurrence, qui doivent, en particulier, veiller à ce qu’aucune distorsion de concurrence ne soit générée à la faveur de ces modifications.

Dans le cadre de sa politique de renforcement de la protection de la vie privée de ses clients, Apple a annoncé en septembre 2020 son intention d’introduire une sollicitation du consentement pour l’installation d’une nouvelle application lors de la mise à jour de son iOS14. Saisie dans la foulée d’une plainte de la part des associations représentant les différents acteurs de la publicité en ligne, l’Autorité a estimé que les conditions n’étaient pas réunies pour prononcer des mesures d’urgence et que la mise en place par Apple, au sein de son système d’exploitation, d’une nouvelle fonctionnalité, permettant aux utilisateurs d’iPhone et d’iPad de bloquer la collecte de leurs données personnelles, n’apparaissait pas comme une pratique abusive et pouvait être regardée comme nécessaire et proportionnée à l’objectif poursuivi (Décision 21-D-07 du 17 mars 2021, pour plus de détails, voir p. 54 du rapport annuel).

Par ailleurs, la diversification des plateformes et la forte extension de leur écosystème sont susceptibles de faciliter la mise en oeuvre de pratiques discriminatoires, le risque principal étant qu’elles cherchent à favoriser leurs propres services et filiales au détriment d’opérateurs tiers. Plusieurs dossiers récents illustrent la montée en puissance de ces questions.

Ainsi, dans le dossier Apple, l’Autorité a décidé de poursuivre l’instruction au fond afin de vérifier si les modifications introduites ne généraient pas de discrimination (self-preferencing) et en particulier si la fenêtre de consentement à la publicité personnalisée, l’App tracking transparency (ATT) déployée par Apple, n’était pas plus contraignante pour les tiers que pour ses propres services.

UNE RÉGULATION RENFORCÉE DES GÉANTS DU NUMÉRIQUE SE MET EN PLACE AVEC LE DIGITAL MARKET ACT

Une législation visant à garantir des marchés numériques équitables et ouverts est en voie d’être adoptée au niveau européen avec le Digital Markets Act (DMA). Ce règlement constitue un outil supplémentaire puissant pour lutter efficacement contre certains des comportements les plus nocifs mis en oeuvre par les contrôleurs d’accès (gatekeepers).

 

Il devient un instrument complémentaire à la politique de concurrence pour agir rapidement sur les marchés numériques qui évoluent très vite et sur lesquels le dommage causé par certaines pratiques peut être irréversible. En effet, si jusqu’alors les autorités de concurrence intervenaient de manière ex-post, avec le DMA, la régulation va devenir aussi ex-ante, avec une liste d’obligations ou d’interdictions qui seront posées a priori pour ces plateformes sous surveillance. Le réseau européen de concurrence aura un rôle central dans la coordination entre les autorités nationales et la Commission pour assurer la coordination entre droit de la concurrence et DMA. C’est d’ailleurs dans cet esprit que le Réseau européen de concurrence a publié un document conjoint proposant une vision concrète de la contribution que les autorités nationales de concurrence pourraient apporter dans la mise en oeuvre concrète du DMA.

 

Joint paper of the heads of the national competition authorities of the European Union, How national competition agencies can strengthen the DMA, disponible dans le communiqué de presse de l’Autorité du 23 juin 2021 (Pour plus de détails sur le DMA, voir notre dossier sur l’Europe, p.24 du rapport annuel).

On retrouve cette même notion de self-preferencing au coeur du dossier Google Shopping. Dans cette affaire particulièrement structurante pour le droit de la concurrence, la Commission européenne avait sanctionné en juin 2017 Google à hauteur de 2,42 milliards d’euros pour avoir abusé de sa position dominante en favorisant son propre comparateur de produits par rapport aux comparateurs de produits concurrents. Ces pratiques avaient entraîné une décroissance du trafic pour la quasitotalité des comparateurs de produits concurrents, pouvant ainsi potentiellement les évincer, conduire à des augmentations de prix et à la baisse de l’innovation (Commission CE, 27 juin 2017 Google, Alphabet c/ Commission). Le tribunal a confirmé en 2021 cette décision en retenant que le comportement de favoritisme de Google revêtait une certaine forme d’anormalité et a indiqué que « compte tenu de sa position “superdominante”, de son rôle de porte d’entrée de l’internet et des très fortes barrières à l’entrée sur le marché de la recherche générale, une obligation renforcée de ne pas porter atteinte, par son comportement, à une concurrence effective et non faussée sur le marché lié de la recherche spécialisée de comparaison de produits lui incombait » (Tribunal UE, 10 nov. 2021, Google, Alphabet c/ Commission, pt. 183).

En France, l’Autorité a également sanctionné Google en 2021 à hauteur de 220 millions d’euros pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché des serveurs publicitaires pour éditeurs de sites web et d’applications mobiles. Les serveurs jouent un rôle d’agrégateur d’offres d’inventaire publicitaire et proposent ces inventaires à la demande par l’intermédiaire de plateformes de marché. Dans ce dossier, l’Autorité a constaté que Google avait accordé un traitement préférentiel à ses technologies propriétaires dans les interactions entre son serveur publicitaire et sa plateforme de mise en vente, au détriment de ses concurrents et des éditeurs. Google n’ayant pas contesté les faits, l’Autorité a accepté le principe d’une transaction. Les engagements proposés par Google modifieront la façon dont fonctionnent son serveur publicitaire DFP et sa plateforme de mise en vente AdX (Décision 21-D-11 du 7 juin 2021, pour plus de détails voir p. 52 du rapport annuel).

Services et nouvelles technologies : des sujets hautement stratégiques

L’essor des technologies numériques favorise l’émergence de nouveaux écosystèmes et l’apparition de services reposant sur des infrastructures essentielles nouvelles. Afin d’appréhender ces mutations, l’Autorité a ouvert plusieurs enquêtes sectorielles d’envergure pour étudier de façon approfondie les questions que soulèvent ces phénomènes en pleine expansion. Au niveau européen, le comportement de certains acteurs est, par ailleurs, actuellement examiné de près dans le cadre de procédures contentieuses.

Cloud

L’Autorité a annoncé, en janvier 2022, le lancement d’une vaste enquête sectorielle concernant le marché des services de cloud (stockage des données via un nuage). Si ces marchés sont dominés par des géants principalement américains et chinois (appelés hyperscalers), ils sont actuellement fortement investis par les acteurs français et européens, dont l’activité est en pleine progression, avec une croissance moyenne annuelle qui devrait dépasser les 25 % dans les prochaines années. L’Autorité entend procéder à une analyse globale du fonctionnement concurrentiel du secteur avec pour objectif d’examiner la dynamique concurrentielle, les acteurs, leurs relations contractuelles (alliances, partenariats) mais aussi d’étudier plus largement les conséquences de l’émergence du cloud dans tous les secteurs de l’économie, en étroite collaboration avec les autorités sectorielles. Plusieurs mois d’étude seront nécessaires, les conclusions finales sont attendues pour le début de 2023 (Communiqué de presse du 27 janvier 2022).

Sur le plan contentieux, une coalition d’une trentaine d’acteurs du cloud européens Coalition for a Level Playing Fields, dont huit entreprises françaises, ont déposé, début 2021, une plainte auprès de la Commission européenne à l’encontre de Microsoft concernant son offre de stockage OneDrive. Il lui est reproché de lier son offre cloud à ses autres offres de logiciels, tels que Teams ou les services Windows, créant ainsi une barrière pour ses concurrents. L’enjeu est particulièrement important pour la liberté de choix des consommateurs concernant leurs outils numériques, notamment de stockage et de partage. Un autre groupe d’entreprises, dont l’acteur français OVH Cloud, a également déposé, à l’été 2021, une plainte contre Microsoft devant la Commission européenne pour des pratiques qui limiteraient le choix des consommateurs sur le marché des services du cloud computing via des ventes liées et des tarifs préférentiels lorsque ses clients des logiciels de bureautique (suite Microsoft office 365 qui comprend Word, Excel, Teams …) installent les logiciels sur sa plateforme cloud Azure.

FinTech et BigTech

Le secteur bancaire et financier est aujourd’hui traversé par de profondes mutations, caractérisées par le développement des FinTech et BigTech fonctionnant sur la base de modèles d’affaires différents des acteurs traditionnels en place, notamment par l’émergence de modes de paiement novateurs pour les consommateurs et de nouveaux services diversifiés. Le paiement sans contact par carte bancaire, par téléphone mobile et par montre connectée s’est en particulier fortement développé en liaison avec l’essor du commerce en ligne. L’ensemble de ces services, canaux et méthodes alternatives de paiement s’appuient sur des évolutions technologiques récentes, en particulier sur le cloud computing et la blockchain qui, bien que n’étant pas spécifiques au secteur des paiements, sont susceptibles de modifier en profondeur et durablement son fonctionnement.

Dans son enquête sectorielle publiée en avril 2021, l’Autorité a pointé la grande « agilité » des FinTech pour développer de nouveaux services innovants tout en se saisissant des opportunités créées par la réglementation. Elle a également constaté que les acteurs bancaires traditionnels recouraient à différentes stratégies pour rester en prise avec les segments les plus innovants du marché : prise de contrôle via des acquisitions, prises de participation, développement en interne. Enfin, le panorama dressé dans son étude met en lumière l’arrivée des grandes plateformes BigTech, qui disposent de multiples avantages. Cet état des lieux approfondi constitue, aux yeux de l’Autorité, une étape préalable indispensable. Il lui permettra, par la suite, d’être en mesure de répondre efficacement aux différentes atteintes à la concurrence susceptibles de découler des risques identifiés. Parmi ceux-ci, on peut citer le risque de renforcement du pouvoir de marché des BigTech et de verrouillage des consommateurs, le risque lié à la détention de données par les prestataires de services de paiement gestionnaires de comptes, les risques concurrentiels liés à l’utilisation de la blockchain ou encore le risque de remise en cause du modèle de banque universelle et de marginalisation des acteurs bancaires traditionnels (Avis 21-A-05 du 29 avril 2021, pour plus de détails, voir p. 57 du rapport annuel).

Sur le plan contentieux, le comportement de certains acteurs est d’ores et déjà étroitement scruté au niveau européen. C’est en particulier le cas d’Apple, dont le système de paiement fait l’objet d’une vigilance particulière de la part des autorités de concurrence. La Commission européenne a, en effet, ouvert une enquête en juin 2020 afin d’apprécier si le comportement d’Apple concernant Apple Pay enfreignait les règles de concurrence de l’Union européenne (Communiqué de presse CE, 16 juin 2020). Margrethe Vestager a indiqué à cet égard qu’« il est important que les mesures prises par Apple ne privent pas les consommateurs des avantages qu’offrent les nouvelles technologies de paiement, notamment en matière de choix, de qualité, d’innovation et de prix compétitifs ». De son côté, l’autorité néerlandaise, Autoriteit Consument & Markt (ACM), a sanctionné Apple pour avoir empêché les applications de rencontres, telles que Tinder, Bumble ou Meetic, d’utiliser d’autres systèmes de paiement en plus du système d’Apple, au sein de l’AppStore. Constatant le non-respect de sa décision par Apple, l’ACM l’a assujettie à une amende de 5 millions d’euros par semaine jusqu’à la mise en conformité de son comportement. En juin 2022, l’ACM a accepté la proposition d’Apple de modifier ses conditions concernant les applications de rencontres. Désormais différents modes de paiement seront autorisés dans les applications de rencontres néerlandaises (Décision ACM, 11 juin 2022).

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